5 mots imposés : aquatique/pêche/incendiaire/corbillard/sauterelle
Par une onctueuse soirée automnale, la sauterelle et ses congénères survolent avec vigueur les derniers pans de terre de la Sardaigne. Il n’est jamais chose aisée que de traverser la méditerranée. Bien qu’évoluant en un nuage magistral et informe, nombre de camarades y ont laissé leur vie.
Les récits leur rendant hommage se transmettent avant chaque départ pour des régions plus accueillantes. Rien n’entache cependant la persévérance des sauterelles, une espèce fière, courageuse, mais surtout terriblement bornée. Qu’importe les risques de tornades, de pluies intenses ou l’attaque fugace des mouettes, le périple prend place.
Une douzaine de kilomètres séparent les deux côtes. L’amas d’insectes, extrêmement dense, avance en trombe. Les individus au coude à coude ne font qu’un au-dessus du dédale aquatique.
Une sauterelle peine à se contrôler, elle désire ardemment se frayer un chemin jusqu’au peloton de tête. Depuis la sortie de son état de larve, elle n’a pas froid aux yeux et s’arrange pour être de celles qui mènent et non de celles qui subissent. Le groupe des chefs est proche, mais elle ne parvient pas à les atteindre. Son seul moyen est de s’extirper du nuage, le remonter et le réintégrer à son point de départ. Bille en tête, la sauterelle exécute son plan. Mais, la naïveté de sa jeunesse fougueuse lui saute bien vite au visage. À peine eut-elle quitté son groupe qu’elle voltige avec la force du vent, peinant à se rétablir, elle reçoit les restes incendiaires d’un coup de tonnerre qui lui brûle l’extrémité des ailes. La voilà qui chute en chandelle tel un Icare de pacotille non loin des îlots morcelés des bouches de Bonifacio.
Un mérou apeuré, terré dans les nervures d’un récif attelant l’île de Cavallo décèle l’amerrissage en catastrophe du jeune insecte. Malgré sa crainte maladive de la surface et de son caractère supposé hostile, il se met en tête de lui porter secours. Arrivé à ses abords, il constate que l’orthoptère est bien mal en point, peu adapté aux plongées iodées, il semble inconscient. Dans un excès d’héroïsme inédit, le mérou multiplie les gestes disgracieux et mal assurés pour guider le corps inerte vers la terre ferme.
La scène, en apparence grotesque, n’en demeure pas moins émouvante. Sa bonne action achevée, le mérou s’empresse de regagner le confort des profondeurs obscures, ne laissant à la sauterelle encore étourdie qu’un aperçu flouté de ses écailles tachetées.
Elle rassemble ses quelques forces pour observer la descente de son sauveur et identifier ainsi son visage ; si ce n’est l’emplacement de son logis, car elle désire ardemment lui exprimer sa gratitude.
Bien que téméraire, elle exclut toute expédition immédiate au vu de son état de santé.
Lui vient alors l’idée de lester un message en direction de la cachette. Ne parlant pas mérou, la sauterelle dessine sur un caillou la scène de sauvetage avant de l’expédier vers les abysses.
Le mérou sursaute comme à chaque bruit perçu en entendant l’objet dévaler les profondeurs au-dessus de sa tête. Il est touché par le geste, mais hors de question pour lui de gagner la surface une seconde fois aujourd’hui. La sauterelle observe avec enthousiasme et excitation les flots, en quête de la moindre réaction. Elle demeure ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, une persévérance causant un stress démesuré au mérou.
Dès Potron-minet, la sauterelle prépare un second envoi, plus explicite cette fois-ci, se disant qu’un mérou c’est généreux certes, mais peut être un tantinet con. Il est submergé de flatterie, mais la situation l’incommode au plus haut point. Il voudrait rejoindre cette petite au courage débordant et à la ténacité infaillible. Seulement la peur le tétanise.
Une poignée d’heures plus tard, il contemple d’en bas la sauterelle s’atteler à un nouveau travail : la construction d’un radeau de fortune.
La mise à l’eau est quelque peu périlleuse. Le mérou frissonne et, de peur que l’embarcation se transforme en corbillard flottant, commence à sortir de sa tanière.
Elle devine des mouvements en profondeur et exécute de grands gestes amicaux.
Il hésite, s’approche doucement, mais à la vue du ciel bleu, illuminé d’un soleil de feu et d’oiseaux perfides tournoyant, il préfère se défiler une énième fois.
La sauterelle, un peu peinée, mais toujours pleine d’entrain, regagne l’île pour fomenter un nouveau plan.
Il est très tôt lorsque le mérou, sans cesse aux aguets, détecte des bruits infimes qui émanent d’en haut. Il n’en croit pas ses yeux globuleux, la sauterelle semble s’être attachée à un fil dans l’espoir d’atteindre son sauveur par une nage verticale des plus extrême.
C’en est trop, le mérou ne peut supporter une telle prise de risque pour cet insecte non adapté à ces conditions. La pression pourrait le briser. Il s’élance avec fougue, fixant intensément ce petit être borné, mais surtout très imprudent. Seuls quelques mètres les séparent, mais son corps semble immobile.
Le mérou redouble d’efforts pour l’atteindre et le happe aussitôt dans sa gueule, dans l’espoir de lui offrir un peu de répit avant de le recracher à la surface.
À peine l’eut-il recueilli dans son réceptacle buccal qu’une violente souffrance le saisit.
C’est comme si l’on poignardait son palet de part en part. Il se tord de douleur et chaque mouvement empire la sensation de déchirement interne. Des volutes de sang se projettent autour de lui et il se sent comme aimanté hors de l’eau. Le chaos et l’horreur empêchent tout discernement, toute réflexion.
Dans ce fracas, il ne distingue que la fine ligne reliant la sauterelle, toujours en lui, vers l’île.
À présent à bout de force, il place ses yeux sur la ligne et la remonte peu à peu.
Il tombe rapidement sur une canne tendue et arquée. La mine exaltée et les cris de deux humains sur la rive, puis la vue de congénères sanguinolents sur le sol achève de renforcer l’aspect critique de la situation.
La vie s’évapore lentement de ses écailles mouchetées alors qu’il rejoint le banc funeste de cette pêche glorieuse.
L.P