Nouvelle-écriture-mante-religieuse

Mante religieuse, partie 1.

Standard était vautré sur le canapé en cuir.
Ils l’avaient trouvé dans la rue, et c’était un des rares meubles qui garnissait Le Fleurus. Il avait passé de longues nuits à éponger l’alcool qui coulait sans répit dans le bistrot. Tous les soûlards se rejoignaient après leur tapin quotidien pour dilapider leur paye et se rappeler qu’ils n’étaient pas seuls dans cette aventure au scénario peu réjouissant. Un afterwork pathétique, sans DJ pointus ni cocktails, ici c’était du vieux jazz et du Scotch à l’eau. Le Fleurus était la meilleure chose qui pouvait leur arriver. Peu importe s’il dévorait sans pudeur leur maigre salaire, il les rendait heureux.

La journée s’achevait calmement, la moiteur retombait. Standard se sentait comme de la mélasse, collant. En plus d’être dégueulasse, Standard était saoul. Et je ne parle pas d’une ivresse d’un amour exalté, autorisant au coeur les folies les plus dévastatrices, mais bien d’une cuite de fin de journée. L’alcool avait pour avantage de colorer ce qui persistait à être terne. Et leurs vies à ces gens là étaient loin de ressembler à une Gaypride.

Une étrange créature entra dans le café. Sa peau était verte. Cependant, ce teint émeraude ne la desservait pas. Sa silhouette élancée, ses grands yeux noirs, sa prestance évidente faisait d’elle un être atypique. La Nature elle-même venait de faire irruption dans le bar, sauvage et harmonieuse, sous la forme de ce personnage expressif comme l’été de Vivaldi.
Elle gagna le comptoir et commanda un Scotch-volvic. Une fois servie, elle saisit son verre à deux mains, et guida le nectar jusqu’à ses lèvres.
Elle tourna la tête, et posa ses yeux sur Standard. Cette soudaine attention et l’irrationalité que l’alcool procure aux choses banales captivèrent le quadragenaire renfrogné. Il était inerte, possédé ce FDP, sous l’emprise de cette passion fortuite.

Puis, lassée par cette connexion, elle tourna la tête.

Secoué, Standard tenta de reprendre sa conversation avec François, qui lui aussi croupissait au Fleurus, comme si de rien n’était. Mais rapidement, il ne put s’empêcher de regarder une nouvelle fois vers la géante du comptoir. Elle avait disparu. Pourtant une créature comme celle-ci ne passait pas inaperçue. Il était rare de croiser de telles échasses, sauf quand le gros Armand traînait dans le coin. Ce géant bon vivant, qui aimait raconter qu’il aurait fait un excellent pivot de NBA, mais qui, par manque de fortune, avait préféré devenir routier comme son père. Poète à ses heures perdues, il vivait chez sa mère quand il était de passage dans la région. Quand on le traitait de vieux garçon, il rappelait à tous qu’Apollinaire vivait lui aussi chez sa mère. On lui répondait qu’il n’avait d’Apollinaire que son gros ventre. Sous son air niais, il demeurait un romantique acharné, écrivant sonnets et pantoums aux femmes qu’il rencontrait pendant ses excursions avec son semi-remorque. C’était un porc sensible, qui tentait de payer ces muses éphémères avec ses écrits, sans succès.

Standard sortit du Fleurus, clope au bec. Le mistral soufflait sur son crâne chauve. Il alluma sa cigarette et chercha la géante. Il la vit au volant de sa Cadillac, qui fonçait dans sa direction. Elle le contourna et s’arrêta à son niveau.

« Vous auriez pu me tuer, vous savez! »
« Dans ce cas, vous n’auriez pas pu dîner avec moi ce soir.». Elle lui tendit une carte.
« C’est l’adresse de mon hôtel. Soyez là-bas à 20h.»
« Mais vous êtes verte!»
« ça vous pose un problème ?»
Elle démarra en trombe et disparue.

(les mercredis soirs de François Lillart)

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