- Joao ?
- Quoi ?
- Cela fait combien de temps que l’on stagne sur ce lopin de terre ?
- Tu fais chier Alvaro.
Joao et Alvaro n’étaient pas de mauvais bougres. Il est vrai que 25 années à répéter les mêmes gestes les avaient rendus quelque peu aigris.
- Non, mais tu dois avouer que les journées sont ennuyeuses. Le travail n’est pas trop harassant, si ce n’est ce maudit soleil, mais notre appétence pour la boisson et notre complaisance dans l’immobilisme nous fait mourir à petit feu.
- Et allez c’est reparti, monsieur se croît grand penseur et nous ressort ses discours à la mords-moi-le-nœud. Apporte-moi les cordages veux-tu, on a un nouvel arrivage.
Alvaro s’éloigna du quai en direction d’un cabanon aux couleurs brûlées par la chaleur.
La peinture pullulait en un amoncellement de cloques disparates. Sa démarche de long vieillard dépenaillé, malgré une vigueur certaine, rendait ses actions laborieuses, hors du temps. Il faisait partie de ces âmes sans âge. Difficile de dire si l’alcool avait creusé ses traits prématurément ou si le grand air couplé à un travail physique avait retardé l’effet des années. Il oscillait entre 40 et 60 ans, tout dépendait de l’heure qu’il était.
Un pantalon qui bâille, des sandales en cuir de vache élimées et un marcel peuplé de tâches intrigantes cachaient tant bien que mal une bedaine généreuse. Elle semblait avoir été façonnée et entretenue avec soin au fil des ans.
- Moi quand j’étais enfant, je m’imaginais braver les flots à la recherche de terres vierges ; voguer par-delà l’horizon pour défier les tribus anthropophages, renchérit Alvaro de retour du cabanon.
- Nom de dieu, t’as trop pris le soleil sur ta sale cabèche ma parole ! répliqua Joao un brin agacé.
- C’est juste, vois-tu, qu’accueillir des troupeaux uniformes, tous plus blancs et grassouillets que ceux de la veille, les voir paître et cuire leurs teintes blafardes sur notre îlot, j’en ai assez.
- Et c’est quoi le plan alors ? Piquer le rafiot de Soares au prochain débarquement de bestiaux et mettre le cap sur les Amériques, tels deux corsaires à bord d’une nef majestueuse ? Ou mieux ! Recruter une demi-douzaine de rameurs bien bâtis, entasser du pain, des viandes, et du vin aux sombres feux puis festoyer comme au temps d’Homère en implorant la bonne grâce des dieux ?
- Ce serait notre Odyssée à nous, rétorqua Alvaro.
- Mais te connaissant, j’ai peur qu’à peine arrivé en terre exotique tu ne t’acoquines avec la première indigène qui passera la croupe au vent, et que tu ne finisses en méchoui dans une de ces célébrations cannibales.
- Et bien tu vois Joao ! Quand tu veux toi aussi tu fais preuve d’imagination pour nous gratifier de douces aventures.
Non loin, on entendait le toussotement du bateau de Soares qui amorçait son entrée dans l’embouchure de la grande île des Berlengas. Joao observait de son œil las l’énième arrivage de moutons. Malgré la diversité de leur provenance : française, anglaise, allemande, hollandaise voir quelques spécimens portugais égarés, ils se ressemblaient tous. Un peu gauches, un tantinet perdus, certains blasés ou au contraire très impatients, parmi les plus jeunes notamment.
Alors qu’il s’apprêtait à demander à Alvaro un coup de main pour finir de préparer le débarcadère, il se retrouva seul. Le bougre avait décampé dans les hauteurs de l’île !
Il distingua un léger nuage de poussière généré par les vieilles godasses du fuyard.
- Oh celui-là je le retiens ! Déjà qu’il me bassine avec ses délires, le voilà qui me fait faux bond juste avant l’arrivée des touristes.
Devant un parterre de touristes hagards détonna un chant du haut d’un balcon. Le torse bombé d’un grand gaillard faisait ressortir un goitre inouï. Un son clair et puissant alimentait cette pseudo-cantate du soir. Les regards tâtonnaient en direction des falaises. L’île n’est pas vaste, mais semble défier le ciel vu depuis l’océan.
Une fois décelé, la centaine de paires d’yeux se fixèrent sur Alvaro et la scène incongrue. Un imprévu n’entraînant aucun surcoût à l’excursion, une aubaine pour les vacanciers.
À chaque fin de strophes, le public applaudissait timidement, stressé par les moments de silence puis par la durée inconnue de cet impromptu. Heureusement, après trois reprises, le bonhomme se tut. La foule encore parquée en tas sur l’embarcation bien rentabilisée acclamait naïvement les élucubrations scabreuses de ce Portugais bien en chair. Seuls les matelots en fin d’existence et quelques touristes natifs du pays émettaient des regards complices et malicieux. La blague était vieille comme le monde, mais observer les visiteurs ébahis par l’interprétation de cet hymne à la concupiscence demeurait jouissif pour les briscards. Cela suffisait à briser la monotonie des aller-retour quotidiens entre la ville de Peniche et l’archipel des îles Berlengas. Le répertoire était peu riche, mais le choix du jour fût exquis : « os ovoelhas sodomitas »*
* les moutons sodomites.
Léon Plagnol