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III
Il se réveille difficilement. Les yeux enfoncés dans leurs orbites. Les va-et-vient successifs opérés par ses paumes parviendront non sans peine à dissiper l’écran flou, qui persiste à retarder l’éveil des sens. Peu à peu, la netteté se fraye un chemin et les idées commencent à s’organiser.
Les dernières bribes d’images se résument à un grand flash accompagné d’un bruit assourdissant, à vous exploser les tympans.
Or, Ben, dans sa phase de convalescence lente et chétive, semble distinguer le bruit des vagues, le doux fracas lorsqu’elles viennent périr sur le sable. Une attaque vaine et incessante contre une structure moléculaire différente, une suite de suicides inexplicable du liquide tumultueux sur le solide passif que constituent ces milliers de grains agencés en tas.
Ben sort enfin de son état latent. Mise à part une fatigue intense, il ne ressent aucune douleur.
À présent assis sur le lit, il constate qu’il est entièrement nu. Balayant la chambre cosy dans laquelle il se trouve, il repère une chemise appartenant à sa garde-robe. Les souvenirs le percutent soudainement sous forme de flashes clairs et violents.
Une nausée accompagnant une insomnie indomptable, de la drogue dure absorbée à jeun, les mains qui tremblent, un lieu bondé, une foule qui se hâte, la surprise puis l’effroi sur leurs visages.
Son sacrifice est accompli, Dieu est grand et sa récompense a intérêt à l’être tout autant. Ben en est maintenant persuadé, la seule raison valable à son réveil dans un corps immaculé est son arrivée au paradis. Malgré la peine à se mouvoir, l’excitation et l’envie de savoir le poussent à sortir de la chambre. Aveuglé par le soleil, il commence à découvrir les contours de sa destination finale. Une plage comme on en voit sur les cartes postales, la température doit avoisiner les 30 degrés et une légère brise parcourt ses différents membres encore exhibés. Au loin, une forêt luxuriante d’où gravitent de sublimes créatures drapées de blanc. Ben est empli d’une chaleur interne à la vue de ces jeunes femmes transportant des mets en tous genres. Cette image a déclenché en lui deux types d’appétits démesurés, mais son énergie s’amenuise et les rayons ardents le plongent dans l’obscurité. Il s’écroule.
IV
De délicats parfums féminins mêlés aux effluves d’un repas gargantuesque sortent Ben de sa perte de connaissance de la meilleure des manières. Ce réveil olfactif lui procure un sentiment de béatitude sans nom. Il constate avec émerveillement qu’il est entouré de nymphes plus sublimes et pures les unes que les autres. Elles se baladent avec volupté à travers une immense pièce de marbre blanc, leurs délicats habits de soie et de flanelles voguent avec grâce en de fins mouvements exécutés presque au ralenti.
Elles sont des dizaines, des centaines même. Aux courbes parfaites, distinguées et érotiques, aux traits apaisants mais profonds.
Au fond de la pièce, Ben aperçoit un buffet magistral. Des fruits étincelants s’élevant à plusieurs mètres, des fontaines de sucreries, des rôtis de veau, de boeuf, d’agneau à foison.
Ben, pris par une extase et un bonheur infini, rassemble ses dernières forces pour foncer vers le banquet tel un dératé. Il manque de s’étouffer à la première bouchée puis s’empiffre comme s’il n’avait rien mangé depuis des jours. Il ne prenait pas le temps de mâcher, alternant machinalement entre bouchées de viandes et gorgées de vin. Après quelques minutes à se goinfrer de manière bestiale, il délaisse son festin pour souffler un peu. Aussi, il s’étonne de ne pas encore être rassasié, voire même d’avoir aussi faim qu’à son arrivée sur cette île édénienne. Quelque peu intrigué, il s’apprête à réitérer sa razzia lorsqu’il observe avec stupeur que les mets croqués, défigurés par ses coups de mâchoires se régénèrent peu à peu pour recouvrer leur apparence intacte du début.
Il saisit un énorme morceau de viande, le dévore sans ménagement, agrippe une bouteille de vin et la boit entièrement, à même le goulot. Rien n’y fait, son ventre gargouille, crie famine.
Le regard perdu et alors qu’il s’approche une ultime fois du banquet, il constate que
les nymphes s’étaient rassemblées en cercle autour de lui, se délectant du spectacle pitoyable de ce vil cabochard acculé par la situation incongrue.
Il tourne sur lui-même, croise le regard incandescent de désir de plusieurs déesses. C’en est trop, il ne peut plus se contenir, une rage sexuelle le brûle au plus profond de son être.
Il court vers un groupe de femmes la bave aux lèvres. Arrivant presque à leur hauteur, elles demeurent impassibles. Ben observe les courbes graciles de la première prétendante. Une crinière ondulée lui couvre habilement les seins alors qu’un fin tissu satiné, glissant sur sa peau, voile ses jambes du nombril aux chevilles, laissant deviner les ondulations de sa peau nacrée.
Il dirige ses mains encore luisantes vers les hanches délicates de la jeune femme, mais celles-ci traversent son corps entièrement. Le corps se déforme en de multiples volutes transparentes avant de se recomposer en une forme parfaite. Il devient fou. Le souffle haché, il s’élance de corps en corps, transperçant tour à tour les jeunes femmes et leurs appâts extraordinaires jusqu’à l’épuisement.
V
Ne pouvant se résigner à une vie éternelle aussi odieuse, faite de tentations insatiables, il désire en finir, mettre un terme au calvaire. Empoignant un couteau de boucher sur l’une des immenses tablées, il se perfore l’abdomen d’un coup sec. Du sang coule, mais il ne ressent rien, il retire la lame et constate abasourdi la plaie qui se referme à travers le trou de sa chemise. L’incompréhension laisse place à la panique puis à un profond désespoir. Dans un long râle, il tombe à genoux, déchire son vêtement comme pour offrir son corps nu à ce destin incompréhensible. Il abdique.
Dans ce dernier acte désespéré, son dé porte-bonheur s’est échappé de son repère habituel. Il frappa le sol puis se mit à voguer aux abords de Ben et de son regard vide fixant le sol. Il s’arrêta précisément sur le chiffre 6. Ben prend machinalement l’objet puis se remémore l’ensemble des décisions douteuses prises à l’aide de ce compagnon. Il le lance avec désinvolture et le chiffre 6 apparaît de nouveau. Intrigué, il réitère l’opération.
Le dé cavale, oscille sur plusieurs de ses tranches, subit les moindres aspérités du sol tentant de dévier sa course. Une fois stoppées, ses deux colonnes parallèles peuplées respectivement de trois points noirs se dévoilent. Un 6, pour la troisième fois consécutive, se dessine avant de s’effriter en même temps que le décor idyllique.
Tout devint sombre, l’air moite se mêlant à une chaleur suffocante. Ben comprend dès lors l’essence véritable de sa demeure éternelle.