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I.
Chaque soir, il se dirige vers son lit d’un pas lent, redoutant ce passage obligé qui vient ponctuer une journée qui ne fut pas assez productive à son goût. Enfant, l’abandon aux bras de Morphée lui était des plus difficile. Il n’aimait pas perdre le contrôle. Penser aux huit longues heures durant lesquelles il serait inconscient, livré aux songes et à un univers si abstrait lui donnait le tournis. Nul sentiment d’inachevé ou de temps gâché à l’époque, seulement la peur de ce qui pourrait advenir pendant cette pause hors de la vie, ce suspend d’appartenance au monde et la crainte de ne jamais se réveiller.
L’appréhension du coucher s’est peu à peu changée en contrainte du repos. S’astreindre au sommeil pour ne pas en subir les conséquences à la naissance du jour suivant. Pouvoir tenir une journée de plus parmi ses semblables et trouver l’énergie nécessaire pour assurer les obligations qui jalonnent le quotidien.
Seulement, lorsque les lumières s’estompent, que la pénombre enveloppe les corps engourdis et que la conscience s’évapore, la sienne demeure quelque peu. Un léger sursis qu’il essaie tant bien que mal de dissiper.
Comme un second souffle, ses pensées se bousculent, s’entrechoquent, copulent et accouchent d’idées innombrables. Compter les ovins qui survolent avec grâce une palissade fictive ou tromper le cerveau en ralentissant volontairement le rythme cardiaque est peine perdue.
Réciter en boucle le Serpent qui danse élève son esprit certes, mais n’abaisse nullement ses paupières.
La présence d’une douce créature à ses côtés, montrant l’exemple par sa figure paisible et ses respirations délicates, n’a aucune incidence sur ses sens en alerte.
II.
Dans cet état de cogitation extrême, rien ne semble impossible. Une multitude d’accomplissements hypothétiques paraissent plausibles. Les journées à venir se gorgent d’une créativité sans limites et d’une réussite à la fluidité déconcertante.
C’est décidé, il écrira un roman dans la matinée, composera un album l’après-midi et se produira sur scène dans la foulée le soir même. De peur d’oublier, il note ses fulgurances au sein d’un carnet posé naïvement sur la table de chevet. Un petit recueil rouge criard regroupant ses envies les plus ubuesques ; annoté maladroitement de peur que son pseudo-génie ne se perde dans les tréfonds d’une nuit mesquine.
Seulement chaque jour, le réveil sonne. Nul besoin de consulter le journal de bord. Les idées sont toujours là, limpides, mais la motivation fait la grasse matinée.
Le sommeil réparateur a aspiré ses ambitions. Utilisant ses pérégrinations artistiques comme carburant, un combustible indispensable pour faire le plein de vivacité physique.
Il secoue ses draps dans l’espoir d’y trouver des résidus de volonté. Un acte vain avant d’affronter cette lutte diurne entre temps disponible et force créatrice assoupie.
Peu importe le prix, il se doit d’avancer, d’abattre une quantité de travail aussi infime soit-elle pour estomper un tantinet la frustration. Chasser cette autocritique récurrente et acerbe, qui l’affuble des plus âpres quolibets. Oisif, paresseux, passif, fainéant, autant de qualificatifs qui finissent par lacérer ses rêves. Il s’endort président et se réveil stagiaire de sa propre vie. Sa petite entreprise connaît une crise existentielle.
III.
Cette nuit fut néanmoins singulière. Il se coucha comme à l’accoutumée avec ce sentiment amer de ne pas avoir accompli son dû : un degré suffisant de labeur quotidien. Il se compare à certains grands hommes, ne s’autorisant que 5h de sommeil maximum pour ne pas trop altérer leurs pulsions artistiques. Mais cette fois-ci, les idées affluèrent dans son subconscient de manière plus ordonnée. Tout semblait limpide, organisé et les projets, peut-être moins grandiloquents, s’avéraient nettement plus réalisables et non moins grisants. Quelque chose était différent, la pénombre n’était plus hostile, mais familière. Comme un compagnon de route. Un ancien rival devenu acolyte.
Il languissait de sentir les premières lueurs du jour lui caresser le visage, comme de doux encouragements pour lancer un travail qui s’annonce acharné. Il en est sûr à présent, toutes ces années de doute, de questionnement, d’incertitudes quant à ses capacités, à ses ressources internes sont sur le point de prendre fin. Cette rage accumulée va s’évacuer avec une vigueur rare, enrobée d’une fluidité déconcertante. Un désir d’écriture colossal, mais tellement bien articulé dans sa tête lui procure une jubilation inédite. Guidé par une petite voix intérieure, il s’imagine tel un pantin déversant machinalement sur papier une histoire restée trop longtemps en gestation.
L’aube ne va pas tarder à poindre et voilà qu’un rictus se forme sur ce visage trop habitué au mécontentement, aux traits creusés par les ruminations, aux sourcils froncés par l’insatisfaction. Le moindre de ses membres bouillonne d’impatience. Une pluie de mots va s’abattre, un torrent de phrases, un cyclone d’idées prodigieuses, un tsunami de dialogues exaltants pour former une œuvre littéraire sans précédent.
IV.
Ses paupières s’entrouvrent, une chaleur vive s’empare de l’ensemble de son être étendu. Elle ravive son corps avec une puissance telle qu’une aura jaunâtre entoure sa couche. À la merci d’un cortex des plus alertes, il est projeté hors du sommeil en une fraction de seconde. C’est comme s’il naissait une seconde fois. Sa première vie était incomplète, freinée sans cesse par l’appréhension de l’échec, bridée par les jugements extérieurs. Tout sera différent cette fois-ci, il est un surhomme revenu d’une existence sans saveur et d’une longue nuit obscure pour enfin accomplir sa destinée.
Les yeux pleinement ouverts, la première image fût celle d’une femme. Son faciès renvoyait un état de choc, une surprise inattendue. Elle s’approcha. À peine eut-elle entamé sa phrase qu’il se mit à balbutier avec fougue.
« Il me faut… stylo et feuille…vite »
Les mots se formaient non sans peine dans sa bouche. Toutefois, cette femme qu’il n’avait jamais vue et l’environnement peu familier dans lequel il se trouvait n’affectèrent en rien sa détermination.
« Vincent, quel bonheur de vous voir réveillé, laissez-moi prévenir votre famille sur le… »
« S’il vous plaît..ai besoin..stylo et feuille de toute urgence »
Derrière le visage perplexe de la femme, il constate avec dédain les éléments insipides qui composent la pièce. Une décoration intérieure cohérente dans son absence de goût. Un bouquet de fleurs gît dans un vase quelconque. La vie ne semble jamais avoir animé ces frêles orchidées. Une buée moisie s’accroche aux parois de verre, unique preuve des efforts fournis pour entretenir cette misérable composition florale.
Les intestins de Vincent apparaissent complètement vidés, l’empêchant de rendre en observant les croûtes suspendues aux murs grisâtres. Des tableaux aux couleurs ignobles, représentant des objets insignifiants au possible pour un résultat abject. Comment peut-on fomenter l’idée de peindre cela, prendre le temps, s’appliquer pour exceller dans la quintessence de l’horreur visuelle ? Puis proposer sa création, la transporter pour qu’une âme s’échine à la suspendre, bien droite et symétrique, pensant rendre le lieu plus harmonieux.
Vincent s’agace de perdre le fil de son projet littéraire pour de futiles invectives. Sans doute est-ce aussi à cause de ce bruit de fond qui tente de supplanter l’atmosphère pesante et le silence de mort qui règne dans cet infâme bâtiment. Des visages bouffis et orangés braillent sans discontinuer derrière un cadre lumineux suspendu dans le coin supérieur droit de la chambre, déversant ses déchets audiovisuels sur des cortex hébétés. Il secoue tant bien que mal sa tête comme pour chasser ces réflexions intermittentes et distingue le flot de paroles ininterrompu de l’infirmière.
« …mais enfin monsieur, vous sortez d’un très long coma, prenez le temps de vous acclimater doucement à ce réveil inespéré. »
« Coma ? Peu importe,.. écrire.. au plus vite ! »
« je suis navré, mais après trois années passées dans un état végétatif il vous faudra des mois de rééducation avant de pouvoir parler sans peine et manier un stylo »
« Des mois, mais…impossible »
Pris d’une flemme foudroyante en imaginant le chemin à parcourir, Vincent se rendort paisiblement.
Bip.
Bip.
Biiiiiiiiiiiiiiiip.
L.P