nouvelle hiroshima nagasaki

Nouvelle : Cent coups de tonnerre

I.

Depuis la terrible explosion survenue tôt le matin, seul le cri des cigales parvenait à percer le lourd silence qui enveloppait l’amas de tentes disposées en quinconce.
Sur une colline trônant aux abords de la ville, 20 000 gamins attendaient là que les choses aillent mieux. Que les grands hommes arrêtent de jouer avec le feu, arrêtent de se chamailler. Leur enfance s’évaporait un peu plus chaque jour. Les visages se durcissaient à mesure qu’ils comprenaient la situation. Les journées consistaient à lutter contre la chaleur et la pénurie de nourriture. Certains erraient hagards, suçant des cailloux pour tenter vainement de tromper la faim. Mais le soir, lorsque les cigales stoppaient leurs frictions, s’en suivait un concert de sanglots à travers le camp. Les bambins ne pouvaient retenir leurs larmes et alimentaient un requiem des plus déchirants. 

La puissance du soleil se faisait de moins en moins intense, il entamait sa chute en teintant le ciel d’un nuancier orangé. Sa descente à l’horizon était poussive, telle une lente agonie. On pouvait presque entendre un râle émaner des derniers rayons rasant les cultures en terrasses qui s’étendaient dans la préfecture. On ne distinguait bientôt plus qu’une petite sphère difforme, un jaune d’œuf prêt à rompre sa pellicule pour déverser une lave tiède sur la vallée.

Un vieillard et une jeune femme observaient la scène alors que les dernières onces de lumières quittaient le paysage pour rejoindre le soleil et sa couche. Symbole d’espoir et de renouveau, aura-t-il la force d’éclairer une nouvelle fois l’ignominie humaine ?

– Il paraît que c’est sur notre péninsule qu’il apparaît le premier chaque matin.
– J’ai bien peur qu’il ne se lève plus jamais.
– Ne dîtes pas cela Hito-San, nous nous devons de rester forts, pour les enfants, pour la patrie !
– Nous ne méritons ni sa lumière salvatrice, ni sa chaleur réconfortante. Après les évènements effroyables de cette semaine, il a toutes les raisons de nous plonger dans les ténèbres. Dans une sombre torpeur permanente.
– Mais, nous sommes à deux doigts de gagner la guerre. Mon fiancé se bat en ce moment même pour notre liberté !
– J’en doute fort et quand bien même, toute l’humanité a perdu. Le soleil est mort. Mort de honte et d’effroi. Et le plus triste, c’est que la haine et l’obscurité nous vont si bien.

Les deux adultes se turent alors que le ciel déployait une nuit horriblement sombre. La noirceur s’étendait et engloutissait chaque parcelle de terre, empoignant les cœurs déjà bien malmenés et prenant ses aises comme si elle s’installait pour une durée indéterminée. À deux pas de là, une fillette blottie contre un arbre avait perçu quelques bribes de la conversation. Elle se rendait chaque fin d’après-midi aux abords du camp, à l’endroit où la vue était la plus dégagée. Elle guettait le retour illusoire de ses deux parents.

II.

Elle avait encore du mal à identifier clairement ce qu’il s’était passé ce matin-là, mais l’énorme déflagration qui a lacéré le ciel, déployant un halo plus puissant que mille soleils avait réveillé quelque chose en elle. C’est comme si son insouciance s’était volatilisée. Aspirée hors d’elle avec l’onde de choc. Hier, elle avait 11 ans, aujourd’hui elle se sentait accablée par la vie, éreintée par sa dure réalité. Elle ne voulait plus avoir à penser, ne plus être consciente de ce qui l’entourait.
Autrefois boulotte, une tête toute ronde toujours abritée sous un foulard coloré, elle se rendait à l’école à pied, traversant les étangs et les mandariniers qui parsemaient le chemin. Un trajet qui l’enchantait chaque matin et l’amenait devant un bel établissement, construit selon l’architecture traditionnelle. La structure, faite de bois centenaire, côtoyait de majestueuses voilures offrant aux écoliers un esthétisme épuré. Un confort minimaliste, mais apaisant, qui permettait à l’imagination et aux rêves de fleurir, de voguer dans la cour ou de rebondir sur les toiles que le vent chahutait avec malice. 
Sa grand-mère la regardait partir chaque matin et agitait sa main. Toutes deux se disaient au revoir le plus longuement possible. Jusqu’à la fin du sentier débouchant sur la route principale. Elle entendait souvent ses parents parler d’explosions et de destructions. Mamie Tsuboi lui expliquait que le ciel était parfois en colère et qu’il pleuvait des gouttes de feu dans certaines villes du pays. 
Elle répétait : « Ne t’inquiète pas, nous aurons toujours beau temps ici ».

Ces souvenirs lui firent rapidement monter les larmes aux yeux et elle se joignit au concerto macabre des enfants du camp. Le temps était comme suspendu, elle se mettait à douter de l’existence d’une époque sans guerre. 

La jeune femme, guidée par les quelques rayons de lune assez puissants pour percer cette nuit épaisse, aperçut l’enfant épousant toujours son tronc d’arbre. Elle frissonnait et sanglotait, le regard vide en direction du sol à peine perceptible.

– Pourquoi restes-tu ici mon enfant ? Rejoins donc les autres pour la soupe.
– C’est vrai que le soleil ne va plus nous éclairer ?
– Mais non voyons, n’écoute pas ce que dit le vieux monsieur. Nous devons être forts et patienter encore un peu. La guerre sera bientôt finie et nous pourrons retrouver nos maisons, nos hommes et nos familles !
– C’était quoi le grand boom de ce matin ?
– Je l’ignore, mais ce que je sais c’est que l’empereur a confiance en nos soldats, la victoire est proche.

Ragaillardie par les paroles de la jeune femme ; davantage piquée par la possibilité d’une fin à cette situation que par une quelconque idée de victoire, elle décidait de dérober un peu de pain dans le maigre stock, puis de se mettre en route le lendemain dès le lever du soleil en quête de ses parents. 

Seulement, ce qui devait être son ultime nuit au milieu des cris de désespoir et des sanglots enfantins ne semblait vouloir prendre fin. Comme prisonnière d’un cauchemar transposé au réel, la nuit persistait. Son étreinte ne faiblissait pas. 
Les galetas prenaient vie peu à peu, la peur et la tristesse ayant laissé place à l’étonnement puis à l’inquiétude sur les visages. Pourquoi faisait-il encore si noir ? Les bombes auraient-elles fait exploser le soleil ? Peu importe, la petite fille se mit à courir plein Est.

III.

Elle délaissait une population passive et atone pour se plonger dans un paysage de campagne inquiétant. Elle dévalait la butte à la sortie du camp avec une énergie étonnante. Malgré son corps famélique, meurtri par la faim, elle semblait avoir réuni des forces enfouies pour avancer coûte que coûte. Ses yeux apprivoisaient peu à peu l’obscurité, elle calmait son ardeur pour demeurer à l’affût du moindre son. Elle progressait désormais à pas rapide, l’esprit et l’ouïe en alerte. Ses sens se développaient prodigieusement. Elle reconnaissait le bruit d’une alouette s’agitant sur la branche d’un néflier, puis un écureuil qui s’abreuvait à quelques mètres de là jusqu’à déceler une activité humaine à plusieurs kilomètres, toujours à l’Est.

Malgré sa noirceur, le ciel à claire-voie laissait passer quelques rayons de lune téméraires, striant le sol comme pour indiquer la direction à suivre. Les faibles lueurs caressaient ce décor agreste. Alors qu’au loin se dessinaient les contours d’une ville, elle stoppa sa course. Elle se pencha pour observer un fébrile coquelicot, unique rescapé au milieu des herbes mi hautes. Il se maintenait fièrement malgré sa corolle encombrée d’un mélange de poussières et de copeaux. Les traces de la guerre des hommes sur la nature impuissante commençaient ici, à quelques centaines de mètres de la ville. Elle souffla délicatement sur les pétales pour soulager la fleur de son fardeau. Cela faisait plusieurs heures qu’elle s’était mise en route et la nuit était toujours bien installée. On eut même dit qu’elle s’intensifiait à chaque échange de balle, à chaque bruit sourd de détonation. Néanmoins, la fillette était déterminée à retrouver les siens.

Dès son entrée dans la ville, elle fut prise instantanément par une odeur âcre et saumâtre. La lumière se faisait plus vive, mais elle se composait essentiellement de débris enflammés qui voltigeaient çà et là telles des feuilles ivres valsant au rythme d’une brise inconstante. Elle avançait cahin-caha au milieu de ce spectacle désolant, un bout de son fichu devant la bouche pour limiter l’attaque de la fumée et des relents de chair calcinée sur son visage innocent.
Une vision d’apocalypse s’offrait à elle, peu importe où elle posait les yeux. Les seuls survivants qu’elle aperçut erraient hagards parmi les décombres. Les bras ballants, ils traînaient les pieds sans but. Une charpente en feu se mit à éclairer leurs mains fantômes ; des membres lacérés par la chaleur et un mal corrosif ne laissant que des lamelles de peau suspendues à leurs os. Elle avait entendu le vieux monsieur évoquer ces fameux estropiés un soir au camp. Les Hibakusha étaient les témoins directs de l’atrocité de la bombe. Pris d’horreur, l’enfant se remit à courir plein Est. Des larmes s’évadaient de ses prunelles, happées instantanément dans le sillage de sa course.

IV.

Elle traversait la ville avec une vitalité impressionnante, guidée par ses sens de plus en plus performants dans cette obscurité incessante. Elle évita in extremis les flammes d’une minka qui se consumait encore. S’étiolant avec lenteur, les débris de la maison peuplaient le ciel d’une multitude de brandons pareils à des colombes embrasées. Puis, doucement, la pluie commença à s’abattre, comme un don céleste venu apaiser la violence, nettoyer les atrocités et noyer la barbarie humaine. 
Le cadeau semblait légèrement empoisonné. Si l’eau éteignait les brasiers, elle s’écoulait dans les rivières qui devenaient troubles. Le mal se répandait tel un venin en contaminant le sol. L’eau reflétait à présent la noirceur du ciel.

Les bombes nucléaires qui ont explosé à trois jours d’intervalle, entraînant une secousse inédite, puissante comme cent coups de tonnerre, ont tout rasé autour d’elles. Elles ont ensuite attaqué la peau des rescapés puis gangréné l’air et le sol. La fillette slalomait entre les flaques en fixant droit devant elle. Elle avait repéré au loin une faible lueur, une légère couche jaunâtre qui effleurait l’horizon. On eut dit la flamme vacillante d’une bougie sur le point de périr. Elle redoublait d’efforts, ses sandales élimées exposaient de petits pieds meurtris d’ampoules et d’ecchymoses. Elle était tout prêt alors que la lumière s’était estompée encore davantage. Puis elle le vit enfin ; une faible portion d’un soleil malade, laissé en friche. Il semblait dépité, prêt à s’éteindre.

– Soleil que fais-tu ? Cela fait déjà deux matins que tu n’apparais pas. Tout le monde attend ta lumière pour raviver l’espoir dans nos cœurs !
– Mon enfant, je n’ai plus la force de briller. Je m’éloigne de ce monde insensé et cruel. Si je ne trouve pas d’êtres sages à éclairer ailleurs, alors je m’éteindrai à jamais.
– Ne dis pas ça soleil, il paraît que la guerre est bientôt terminée.
– Foutaises ! Tous ces despotes de pacotille ne prônent que violence et bellicisme, et le peuple aveuglé de suivre les ordres absurdes commandant de prendre les armes.
– Mais soleil…
– D’abandonner des villages remplis de blessés pour gonfler les rangs dans un combat déjà perdu depuis longtemps. De n’alerter personne qu’une bombe inédite survole des innocents, mais surtout de l’autre côté, confirmer sa folie en envoyant une deuxième bombe, dont la puissance me fait rougir, trois jours plus tard. Sacrifices sur sacrifices. La déraison appelant davantage de choix déraisonnables. Lorsque les morts se comptent par milliers, que les actes les plus horribles se perpétuent quotidiennement, que le niveau de cruauté est sans cesse élevé, la noirceur devient familière. Et puisque rien n’est fait pour la stopper c’est que vous vous complaisez dans cette noirceur. Si l’humain se satisfait d’un monde sombre empourpré de sang qu’il en soit ainsi. Mon départ n’est qu’un mal nécessaire.
La fillette se remit à pleurer. Non pas à larmoyer bruyamment comme pourrait le faire une enfant en quête d’attention. Des larmes gorgées d’injustice et d’impuissance. Son regard était dur, déterminé et l’eau s’écoulait en un sillon épais sur ses joues légèrement creusées.
– Qu’y a-t-il mon enfant ?
– Et comment vais-je retrouver mes parents sans ta lumière ? Et ma grand-mère ? 
J’ai passé un mois dans un camp avec des centaines de pleurnichards à guetter leur retour chaque soir. Je savais qu’ils viendraient me chercher en arrivant par l’Est. Parce que notre maison est au bout de la ville et c’est sur nous que ta chaleur réconfortante retentit en premier. Chaque matin je me sentais entourée par une délicate étreinte. Tu me donnais la force d’affronter le monde. Je me nourrissais de tes rayons.
– …Où les as-tu vu pour la dernière fois ?
– Nous nous sommes quittés il y a un mois. Mes parents m’ont dit de me réfugier avec les autres en attendant que la guerre s’arrête. Eux se sont portés volontaires pour soigner les blessés à l’hôpital. Ma grand-mère ne voulait rien entendre, elle est restée dans notre maison.
– Voilà qui est honorable, tu peux être fière d’eux. Hélas, les dommages causés par ces bombes d’une cruauté sans pareille apparaissent comme irréversibles. Elles ont propagé un mal invisible pour plusieurs générations.
– Et alors ? Nous devons abandonner tous ces pauvres gens, les laisser dans leur souffrance et y ajouter une nuit éternelle pour qu’ils n’aient plus que la douleur comme compagnie ? Soleil, tu es encore plus cruel que les humains !
Le soleil un peu penaud était de plus en plus décontenancé par l’audace et l’énergie de cette fillette.
– Et tu as fait tout ce chemin depuis le camp pour venir me trouver ?
– Oui, tu es mon seul espoir pour retrouver ma famille dans cette grande ville encombrée de gravats et de malades.
– Bien mon enfant, remet ton foulard pour ne pas brûler tes yeux engourdis.
– Oh soleil ! C’est vrai tu veux bien m’aider ? Tu veux bien te lever sur nous ?
– Oui, mais je te préviens, ce que je vais mettre en lumière n’est pas très beau à voir.

Léon Plagnol

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